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· mercredi 16 mai 2012
Date de création : 11.01.2012
Dernière mise à jour :
16.05.2012
17 articles
Extrait
Chapitre 3
La manière d'obéir fait le mérite de l'obéissance.
Chevalier de Méré
Dimanche 21 août 1960
Ce soir-là, je ne devais pas être de garde. Le copain — présent sur la liste — étant légèrement souffrant?; je le remplace. Ayant plus d’affinités avec le chef de poste, je préfère être de garde ce dimanche. Je vous parle un tantinet de cet homme… un sergent corse dont la moindre goutte de sueur angoisse. Un Corse transpire… ce n’est déjà pas fréquent?; à l’armée, la sudation est quasi une faute professionnelle passible d’un blâme. D’autre part, la température étant fort agréable?; j’ai un heureux pressentiment. La soirée sera sympathique.
J’ai déjà troqué mon treillis contre une tenue de voyante extra-lucide. Certes, il manque la boule de cristal, mais… patience?!
Je prends ma première faction à la gare routière située à la sortie de Médéa en direction de Damiette
. Ce village doit son nom à une victoire de Saint-Louis en Égypte (1249). Cette gare routière est en fait un vaste terre-plein permettant aux convois de camions de se garer et, aux hommes de bivouaquer pour la nuit. Cette place est en outre située près de la gare ferroviaire. Le mot « gare » est quasi inadapté pour parler d’un vulgaire endroit dans lequel s’arrête une sorte de train?; il ne porterait pas un tel nom, s’il ne roulait pas sur deux rails parallèles. Près de là est un dépôt de carburant dans lequel nous avons une sentinelle. Je monte quelquefois la garde dans cet enclos?; c’est la planque. Personne ne peut entrer?; c’est donc « relax ». Le seul inconvénient est pendant la saison chaude. Le jour, les fûts vides se dilatent à la chaleur du soleil?; la nuit, ces mêmes fûts se rétractent occasionnant ainsi un bruit de différente amplitude selon la grosseur des contenants.
Il est à peu près vingt heures?; la chaleur commence à diminuer. Une bonne nuit se prépare (sauf incident). Le soir et plus particulièrement un dimanche, la circulation est réduite, pour ne pas dire quasi nulle. Abrité derrière mon frêle fortin de sacs de sable, je me morfonds et pense à la France, à mon village. Si la situation ne se détériore pas, il me reste quelque huit mois à tirer. Le chef de poste vient me tenir compagnie un moment. Originaire de Corse, plus particulièrement de Sartène
, ce garçon parle de « son » île avec une certaine délectation. Hormis Bonaparte, Tino Rossi, l’échauguette et l’occupation génoise?; l’île de beauté est pour moi, une parfaite inconnue?!
Ce type dont l’intelligence est très au-dessus de la moyenne a une facilité d’élocution hors du commun. Il me parle avec amour de sa petite maison dans le maquis, de son troupeau de chèvres ou des rues chaudes de Sartène, dans lesquelles il se rendait quelquefois. J’éprouve un certain plaisir à l’écouter avec son accent particulier aux habitants de l’île de beauté. Chez ce garçon, je sens le discours « brut de décoffrage », mais authentique. J’en arrive presque à envier cette vie rude, certes, mais libre. Ce garçon a une trentaine d’années?; comme de nombreux Corses de l’époque, il fait carrière dans l’armée. Il a obtenu le grade de maréchal des logis. Sans être au sommet de l’échelle, il est satisfait de sa condition. Encore quelques années à tirer dans « la grande muette », il pourra retourner au pays avec une petite pension. Son seul but est de retrouver les siens et sa vie d’homme libre. Le mot « liberté (libertà) revêt en Corse une résonance spéciale?!
Pour une raison indéfinissable, j’envie ce garçon. Il est le parfait militaire obéissant sans broncher aux ordres de ses supérieurs. Les termes quelquefois avilissants employés par le capitaine n’ont aucun impact sur lui. Auprès de certains de mes camarades, il a une réputation d’homme peu fiable et assez versatile. Avec moi, le courant passe bien?! J’aime bien l’avoir comme chef de poste?; il n’est pas « chiant ». Jamais il n’a cherché à approcher les sentinelles pour savoir si celles-ci ne piquaient pas un petit « roupillon ». Une seule fois, il avait surpris un type en train de dormir?; l’autre avait eu un réveil douloureux (doux euphémisme). Le lendemain, sa tête avait de drôles de couleurs. Le coupable n’allât pas se plaindre, il allait ramasser huit jours de cabane. De plus, ce Corse est de grande taille et assez filiforme. Il porte à sa ceinture un revolver à canon long chromé. Avec son chapeau de brousse et ses « rangers », il ressemble au plus grand des Dalton. En outre, cet homme possède un self-control impressionnant. En fait, j’ai quasi de l’admiration pour ce garçon?; le mot honneur a un sens?! Son assurance et sa facilité d’élocution contrastent avec ma timidité. Néanmoins, il ne « roule pas les mécaniques ». Certains militaires aiment faire étalage de leurs galons?; ces derniers leur donnent un air supérieur. L’être humain se prend pour une « star » dès qu’il endosse un uniforme?; parfois, les mecs ne se sentent plus « pisser ». Je redoute ces gens?; leur fonction ôte parfois tout sens de la mesure. En Algérie, de nombreux accidents sont à déplorer en raison d’un péché d’orgueil exacerbé d’un caporal se prenant pour un général.
Si je parle tant de ce « margis »
corse aux allures de cow-boy, il y a une excellente raison?! Ce garçon jouera un grand rôle dans le déroulement de la présente soirée et aussi dans les huit mois suivants. Il me fait volontiers confiance. Bénéficier d’un tel régime, je suis très honoré et curieux d’en connaître la raison. Lors d’une partie de pétanque, il me semble avoir décelé un embryon de réponse. En effet, cet homme a un frère de mon âge et doté d’une frêle constitution. Ce garçon avait douze ans quand le père de famille décéda. Son frère et moi avons quelques similitudes?; c’est sans doute le motif de sa bienveillance à mon égard.
Notre conversation avec le « margis » dure près d’une heure?; cet homme a envie de se confier un tantinet. Il est vrai, les sous-officiers prennent leurs repas au mess?; c’est quasi le seul endroit ou ils peuvent s’exprimer. Je l’ai déjà dit… Le « rempilé » en question n’est pas très apprécié par ses collègues. Il faut le souligner, être maréchal des logis n’est pas la meilleure place?; au-dessus vient l’adjudant. Hormis quelques exceptions, les « juteux » ont une certaine propension à posséder une couche de connerie pas piquée des hannetons. Si tant de « rempilés » sont quelque peu déphasés, cela peut s’expliquer par la vie en caserne et la rigueur de l’armée. La CCR a comme chef, une sorte de guignol affublé d’une bonne bedaine et d’un sens de l’humour très étroit. Pourtant, hier, nous avons fêté la Saint Christophe. Lors du repas amélioré pris en commun avec l’ensemble des gradés, j’avais en face de moi le capitaine. Était-ce les effluves de l’alcool ou cet homme était-il dans un bon jour?? Il consentit à nous conter quelques histoires et autres anecdotes. Nous vîmes alors apparaître un soupçon d’humanité chez ce pachyderme affublé d’un costume « kaki ». Sur sa veste, il arbore plusieurs rangées de médailles, toutes commémoratives?! Ce « bouffon » n’a peut-être pas la Médaille militaire, ni la moindre citation. Après cet intermède dans lequel, j’ai bien « habillé » le capitaine, je reviens à ma soirée de garde. Le « margis entre dans son bungalow — lui servant de bureau — pour remplir ses papiers. Je continue à rêvasser. Soudain apparaît une colonne de camions militaires précédés d’une jeep. Le conducteur arrête son véhicule sur le terre-plein, descend et se dirige dans ma direction. Selon les consignes, je demande le mot de passe?; l’homme répond de façon convenable, je le laisse donc approcher.
— Capitaine Laurencin?; pouvons-nous passer la nuit sur cet emplacement?? Nous allons vers le sud et avons roulé toute la journée. Mes hommes ont besoin de repos.
— Mon capitaine, je ne puis vous informer?! Il serait souhaitable d’aller voir le chef de poste. Il est habilité pour prendre une décision.
Le capitaine franchit le seuil du bungalow. J’entends à nouveau des pas sur le gravier?; une jeune femme blonde s’approche et s’assoit à côté de moi sur un des sacs de sable. Mon cœur se met à battre la chamade?; une telle créature en ce lieu, c’est rarissime?! J’ai vingt-deux ans et suis très, très timide. Je dois ressembler à Bernadette Soubirous lorsque la Vierge Marie apparut dans cette fameuse grotte de Massabielle.
— Je suis l’épouse du capitaine Laurencin?! Mon prénom est Bénédicte.
— Enchanté?! Moi, c’est Robert.
Dans l’instant, je pense surtout au mari?! Il va ressortir du bungalow?; quelle sera sa réaction??
En fait, il ne se préoccupe pas de son épouse. Il retourne près de ses hommes pour organiser le bivouac.
En essayant de cacher mon émotion, je m’assois à côté de Bénédicte?; nous parlons longuement. Je suis quasi paralysé de trouille?; malgré tout, j’arrive à tenir une conversation cohérente. Le plus drôle est justement la teneur de notre discussion. Nous parlons de tout?; pour cette « gazelle », les tabous ne semblent pas exister. Vers vingt et une heures trente, le mari revient près de nous et conseille à son épouse d’aller dormir?; le départ étant prévu pour cinq heures le lendemain.
— Je reste encore un moment avec Robert. La soirée est merveilleuse?; il fait encore trop chaud pour dormir.
L’homme n’insiste pas?! Il me souhaite bonne nuit en me serrant la main et va rejoindre sa « guitoune ».
Je « flippe » à mort?; elle m’a appelé par mon prénom.
Ma faction s’achève à vingt-deux heures?; le chef de poste va réveiller mon remplaçant. En revenant, il me dit.
— Tu ne vas pas aller dormir?? Tu es en bonne compagnie.
Là, Bénédicte prononce une parole… Celle-ci restera longtemps gravée au fond de mon cœur.
— Ah?! Non. J’ai besoin de Robert?; je n’ai aucune envie de rester seule.
Si tel est votre bon plaisir?! Cela dit, à l’armée, les consignes sont strictes. Une sentinelle ne peut avoir son attention détournée?; ce moment de déconcentration risque d’être préjudiciable, non seulement à la sentinelle, mais au groupe dans son ensemble. Cela dit, nous sommes dans un coin tranquille, je fermerai donc les yeux.
— Vous parlez très bien pour un militaire?! Auriez-vous fait des études supérieures??
À cet instant, j’imagine le pire?! Comment le Corse allait-il interpréter les paroles de Bénédicte?? Il répond simplement…
— J’ai fréquenté l’école de mon village?! Pour moi, ce furent beaucoup d’efforts consentis.
— Je peux donc rester un instant avec Robert??
— Si je prive ce garçon d’une telle compagnie…
Pour mettre un peu de distance avec la sentinelle, nous allons faire quelques pas. En marchant, Bénédicte me tient la main. Je sens mes doigts trembler?; elle semble prendre plaisir. Elle s’appuie contre un arbre?; je pose délicatement un baiser sur son cou, puis nos lèvres se rencontrent. Notre étreinte dure longtemps.
— Ne sommes-nous pas en train de faire une connerie?? Bénédicte.
— Si?! C’est tellement bon.
Lorsque je suis arrivé près de toi, le soleil couchant éclairait ton visage et donnait un éclat particulier à tes yeux bleus. J’avais envie de toi.
— Tu ne connais pas les méandres?! Tu vas directement au but.
— Nous avons quelques heures à rester ensemble. Si nous passons notre temps à tergiverser, nous n’allons pas beaucoup avancer.
Finalement, nous allons nous asseoir sur un banc sommaire composé d’un tronc d’arbre couché. Je couvre ma compagne de caresses, je sens son corps frémir sous mes doigts. Bénédicte me raconte sa vie?; celle-ci n’est pas dénuée d’intérêt.
Cette jeune femme — originaire de Saint-Gervais dans le département de la Haute-Savoie — est enfant de la DDASS. Elle fit des études d’infirmière et entra dans l’armée. Elle fut versée dans un service d’action psychologique?; il en existe beaucoup en Algérie. Ces unités rendent de nombreux services aux habitants, aux adultes et surtout aux enfants.
Un jour, elle fit la connaissance du capitaine Laurencin?; celui-ci devint son mari. Elle ne l’avoue pas ouvertement?! Cette jeune fille a le sentiment d’avoir commis une erreur en épousant le « garde mobile ». Elle est quelque peu désabusée. Bénédicte souhaite avoir mes coordonnées?; je lui remets l’enveloppe de la lettre reçue la veille. Cette missive est envoyée par ma mère?; paradoxalement, je lis rarement les lettres de ma mère. Il faut le dire?! Je n’entretiens pas de bons rapports avec celle qui me mît au monde quelque vingt années plus tôt sans souhaiter cette naissance?; elle me le fit savoir à maintes reprises.
Vers une heure du matin, Bénédicte consent à aller se coucher.
Il me reste une heure avant de prendre ma faction de garde. Inutile de le préciser?! Je ne peux fermer l’œil. Quand le chef de poste vient me chercher pour remplacer mon collègue, j’ai réellement la tête dans le c…
En fait, cette jeune femme est arrivée brusquement dans ma vie et ne m’a pas laissé le temps de réfléchir aux conséquences de cette rencontre à la fois, incroyablement belle et quelque peu inquiétante.
Avant de nous quitter, je me tiens debout derrière elle, je soulève ses cheveux blonds et mordille sa nuque et susurre.
— Je t’aime?! Tu viens de chambouler ma vie. Je ne t’oublierais jamais.
En me serrant dans ses bras, elle murmure.
— Ne dis pas cela?; tu pourrais regretter demain. Tu imagines avoir rencontré l’amour, le reflet de la réalité est peut-être tout autre. Si nous avons l’occasion de nous revoir, ou de correspondre, je t’expliquerai… Si tu le désires. Avec toi, j’ai passé un agréable moment?; c’était géant.
Le matin, nous remontons à la CCR?; la compagnie est implantée au sommet d’une petite colline surplombant Médéa.
Fatalement, mes camarades ont tôt fait d’être au courant de mon aventure amoureuse. Les uns me félicitent, d’autres sont quelque peu jaloux.
Dans la matinée, je suis convoqué au bureau commandant de compagnie. Je m’attends à une sévère « remontée de bretelles » ou pire… une mutation dans un bataillon disciplinaire?; en fait, il m’adresse une simple admonestation. Il est lui-même un « chaud lapin », je peux m’en tirer sans dommages. Les jours passent?; Bénédicte ne quitte pas mes pensées. J’aime cette femme?; cela est évident. En revanche, je souhaite connaître la nature de cette tâche sombre dont elle a fait état.
Le hasard fait parfois bien les choses?! Un de mes camarades va être libéré de ses obligations militaires. Étant originaire du Fayet, je lui demande de mener une enquête discrète sur Bénédicte. Il acquiesce aussitôt?; son père est gendarme à Saint-Gervais, il est donc bien placé.
De mon côté, les semaines suivantes sont émaillées de petites mésaventures?; je me demande si cette femme ne m’a pas jeté un sort.
Un soir, j’étais de garde dans l’un des trois miradors élevés aux abords de la compagnie?; c’était d’ailleurs, un dimanche. Quelques heures avant, nous avions assisté à un splendide coucher de soleil. Tout à coup, des rafales d’armes automatiques crépitent?; les balles ne doivent pas passer loin. J’entends leur sifflement caractéristique. À priori, ces tirs ne nous sont pas destinés?; nous passons la plupart de notre temps à soigner, rassurer la population. Nous avons même construit une école?; un séminariste y tient le rôle d’instituteur. Non, ces tirs visent plutôt la S.A.S. voisine. Ces sections administratives spéciales n’entretiennent pas de bons rapports avec les autochtones. Elles doivent promouvoir l’Algérie française et furent créées par Jacques Soustelle?; elles servent — théoriquement — d’assistance scolaire, sociale, médicale envers les populations rurales afin de les gagner à la cause de la France.
Finalement, les tirs s’estompent et cessent. Cela nous a perturbés un tantinet. Dans les miradors, le téléphone sonne sans cesse?; d’une part, pour nous rassurer et en second lieu, nous conseiller de redoubler de vigilance.
Vers vingt-deux heures, j’aperçois une silhouette approcher du mirador. Je fais aussitôt les sommations?; aucune réponse. Subrepticement, j’enlève le cran de sûreté de mon fusil et avant de tirer sur l’individu, je réitère les sommations. L’homme commence à monter l’échelle?; je le mets en joue et amène la queue de détente à la première bossette. À ce moment-là, j’entends…
— Chut?! C’est l’adjudant Maillet.
Je remets le cran de sûreté de mon arme, la dépose contre la paroi. Mes jambes se mettent à trembler?; j’ai toutes les peines pour maîtriser ces trémulations.
Lorsque l’adjudant me rejoint, je dis tout ce qui me passe par la tête?; ce ne sont pas des mots tendres?!
— Ne te mets pas dans un état pareil?! J’ai commis une erreur?; j’aurais pu la payer de ma vie. Tu aurais écopé d’un mois de prison, suivi d’un mois de permission pour avoir fait correctement ton travail.
— Et le choc psychologique, qu’en faites-vous?? Toute ma vie, j’allais traîner votre mort sur la conscience. De plus, vous êtes le plus « chouette » des gradés de la compagnie. S’il s’était agi de l’adjudant Delay, je n’aurais pas eu autant de scrupules?; de plus, il est sec comme un éthiopien ayant suivi un régime soviétique. J’aurais pu le manquer.
Quelques jours plus tard, je demande à aller en consultation à l’hôpital de Médéa pour des troubles psychologiques. Le médecin me donne un traitement et m’exempte de garde. La décision du major n’est pas acceptée de gaîté de cœur par le commandant de compagnie. Dans l’armée, le service de santé est toujours très écouté. Je suis donc exempt de garde et de tir. La situation ne devient pas plus simple. Après quelques jours de stage aux transmissions, je suis promu « radio » dans l’un des postes d’intervention. Ce dernier se compose de deux jeeps, une équipée de radio et une seconde comportant une mitrailleuse. La position du tireur est assez inconfortable… assis sur la roue de secours du véhicule. Rouler dans ces conditions sur les chemins défoncés n’est pas une sinécure.
Un soir, nous partons prêter main-forte à une patrouille?; elle est en difficulté face à des « fellouzes » assez nombreux. Sur ce coup, un sous-officier du contingent est chargé du commandement. La couche de connerie de ce garçon dépasse l’entendement. Arrivés dans une clairière, il fait stopper la jeep-radio et s’en va avec la jeep mitrailleuse. Je prends aussitôt conscience du danger?; un véhicule dans un espace sans arbres dans la nuit claire, c’est risqué. Je demande au conducteur de mettre sa « charrette» à l’abri dans le sous-bois. Par contre, cela perturbe la liaison radio?; celle-ci est quasi inaudible. Je peux tout de même rendre compte de la situation. Peu après, nous essuyons des rafales d’armes automatiques?; nous répliquons avec quelques grenades offensives. Finalement, la jeep mitrailleuse est de retour?; le tireur envoie une giclée de « pruneaux ». Ces derniers ne sont pas d’Agen et doivent être quelque peu indigestes. Trois « fellouzes » restent sur le carreau. À notre retour à la compagnie, le brigadier-chef doit s’expliquer sur cette conduite quelque peu dangereuse. Au passage, j’ai aussi droit à une remontée de bretelles?!
Le troisième incident a lieu un samedi après-midi. L’infirmier doit aller faire une piqûre à une femme malade?; celle-ci habite à quelques kilomètres. Frédéric demande des volontaires pour l’escorter?; dans la chambre, nous sommes quelques potes. Nous prenons nos armes, le petit groupe est rapidement formé. En file indienne, nous partons au hameau ou crèche cette femme et prenons position autour de la maison. Quelques minutes après, l’infirmier ressort, nous repartons. Frédéric est un brave garçon. Nonobstant, il « plane » souvent, pour ne pas dire… toujours?! En fait, au bout de quelques hectomètres, il s’aperçoit qu’il a oublié son arme dans la maison de la femme malade.
Nous ne sommes guère rassurés?! Le mec peut nous accueillir avec une rafale de pistolet mitrailleur. C’est donc le branle-bas de combat. Frédéric frappe à la porte, récupère son arme et nous pouvons rentrer sans dommages.
En quelques semaines, cela commence à faire beaucoup de péripéties?; le moral n’est pas au beau fixe. Bénédicte ne m’a pas écrit, je suis inquiet.
Jeudi 6 octobre 1960
Je suis envoyé à l’hôpital de Médéa pour surveiller la chambre d’un « fellouze »?; celui-ci a ramassé quelques pastilles « Valda » au niveau du bas-ventre et de la hanche. Dans son état, il ne craint pas de se « barrer ». Le danger viendrait plutôt de l’extérieur?; effectivement, le blessé peut parler.
Nous prenons place autour d’une table et nous « tapons » le carton. Dans la matinée, je sors pour aller chercher à boire?; là, à ma grande surprise, je rencontre Bénédicte. Elle ne paraît pas autrement surprise de ma présence à l’hôpital.
— Tu vois?! Robert, nous avons fait connaissance un soir?; le destin nous remet l’un et l’autre en présence.
J’ai quitté mon mari et repris mon ancien boulot d’infirmière. C’est « chouette », on pourra se voir souvent. En fait, lors de notre départ de la gare routière, je décidais de ne plus vivre avec mon mari. Notre destination finale était Bou Saada, une ville située dans le sud. Là, j’ai expliqué la situation à mon époux. Il a quelques relations haut placées parmi les officiers commandant la ZSA. Il me trouva une place d’infirmière dans cet hôpital.
Je suis « scotché » au milieu de cet immense couloir, tellement heureux de la revoir. Elle termine son service à treize heures?; en négociant avec le chef de poste, je peux ainsi passer l’après-midi avec Bénédicte. C’est fabuleux?! Cette « nana » fait l’amour comme une princesse. J’ai fini par tout connaître de sa vie (y compris ce point noir qui m’angoissait tant.) En fait, elle s’était barrée du domicile de sa famille d’accueil?; au cours de ses fugues, elle commit quelques actes délictueux et fit quelques mois de « cabane ». Paradoxalement, ce séjour en prison ne fut pas négatif. Elle put trouver sa voie et entamer une formation d’infirmière. Elle obtint son diplôme et entra dans l’armée. À l’époque, celle-ci avait besoin d’un grand nombre de personnels de santé.
Je suis rasséréné?! Nonobstant, je dois mettre un bémol à cette belle partition. Mon copain de Saint-Gervais m’a écrit?; grosso modo, il me donne les mêmes informations. Néanmoins, il me met en garde. D’après les renseignements en sa possession, cette femme présente quelques troubles psychologiques dus à une enfance malheureuse. Il ne souhaite pas en dire davantage?; il me conseille simplement de faire parler Bénédicte. Benoît Milhaume vient de jeter un énorme pavé dans mon étendue d’eau calme et pure. Si cette jeune femme ne possède pas toutes ses facultés, elle n’aurait pas pu poursuivre des études dans un métier de la santé?; a fortiori au sein de la « grande muette », institution réputée pour sa rigueur. Je décide de relativiser la portée de ces informations?; jusque-là, j’ai échappé aux balles de l’ennemi. J’aime éperdument Bénédicte?; elle est de trois ans mon aînée. Sa sûreté, son entrain, sa fougue me fascinent.
Jeudi 15 décembre 1960
Au rapport du matin, Yves Farges et moi sommes désignés pour représenter la CCR aux obsèques de jeunes appelés. Dans la même semaine, nous assistons parfois à plusieurs levées de corps. Ces cérémonies ont lieu dans la cour de l’hôpital. De voir pleurer — tels des enfants — tous les compagnons du disparu, j’ai le moral dans les chaussettes. Entre ces murs très hauts, la sonnerie aux morts retentit de façon encore plus lugubre. Au fil des semaines, j’éprouve moult difficultés pour me rendre aux levées de corps. Un dimanche, nous sommes allongés sur le lit avec Bénédicte?; elle a conscience du mal pernicieux me rongeant. Très durement, de façon presque péremptoire, elle me conseille d’aller consulter. Ses paroles me paraissent excessives?; je ne pense pas être atteint à ce point. Dans la semaine suivante, les craintes de ma compagne sont avérées?; un soir, au réfectoire, j’assène un coup de tabouret sur la tête d’un copain. Bien qu’impressionnante, la blessure n’est pas très grave. L’infirmier me « refile » un sédatif?; le matin, je vais rendre visite au médecin. Je prends le temps d’expliquer la situation (y compris ma relation amoureuse avec Bénédicte). Le médecin quitte un moment son bureau, en ayant pris soin d’appeler un infirmier pour me surveiller. Cet homme me regarde d’une curieuse façon?; je commence à émettre quelques doutes sur mon état mental. Près de dix minutes s’écoulent?; le médecin revient dans la pièce et pose sur sa table de travail, un volumineux dossier.
— Vu votre état, je suis dans l’obligation de prendre des mesures draconiennes. Dans un premier temps, vous devez cesser vos relations avec madame Laurencin. Ici, j’ai son dossier médical?; je ne peux pas vous révéler son contenu?! Le secret professionnel me l’interdit. Je peux simplement vous dire… cette femme fait l’objet d’une très grande surveillance. Le mal dont vous souffrez n’a aucune corrélation avec votre aventure avec Bénédicte.Elle a acquis une certaine tranquillité d’esprit. Elle ne la possédait pas avant de vous connaître?; c’est tout à votre honneur?! Vous l’ignorez sans doute?! Madame Laurencin est surveillée de très près.
— Si cette femme fait l’objet d’une telle surveillance, pourquoi « gratte-t-elle » dans un hôpital??
— D’une part, elle est très performante dans son travail, d’une très grande douceur?; elle sait parler aux malades et éventuellement les rassurer. Sur le plan psychopathologique, elle peut s’avérer dangereuse pour les personnes ayant un immense intérêt pour elle?; vous êtes de celles-là.
Pour vous, le mal n’est pas très sérieux?; à condition de prendre d’énormes précautions. Selon les éléments contenus dans votre dossier, vous serez libéré dans quelques mois. Alors, ne commettez pas l’erreur d’hypothéquer votre vie pour une relation amoureuse, aussi belle soit-elle. Cela dit, rien ne vous empêche de passer — de temps en temps — un après-midi ensemble. Elle ne s’inquiétera pas, vous la mettrez au courant de votre traitement. Les premières semaines, il sera un peu contraignant. Selon l’évolution de votre état, nous pourrons alors restreindre les doses et donner un plus de souplesse à votre vie militaire. Le retour chez vous devrait effacer ces petits ennuis de santé. Néanmoins, il vous reste quelques mois d’armée, votre état pourrait très vite se dégrader.
Tel un zombie, je ressors du bureau du praticien?; Bénédicte m’attend. Nous allons dans une petite pièce?; nous sommes tranquilles. Avec sa tendresse habituelle, elle me serre longuement dans ses bras.
— Quel traitement le médecin t’a-t-il prescrit??
Sans attendre, je montre l’ordonnance à Bénédicte.
— Avec ces médicaments, tu vas dormir une grande partie de la journée?; de plus, tu n’auras envie de rien, même pas de moi. D’ailleurs, pendant un temps, tu n’auras plus d’érection. Tu vas suivre correctement les prescriptions du médecin?; il doit te revoir dans trois semaines. Je serais là pour te rencontrer. Avant de partir, je dois te faire une révélation?! Ce n’est sans doute pas le meilleur moment?; cela peut créer un choc émotionnel. Celui-ci peut être néfaste ou salvateur. Pour retrouver une certaine sérénité, je dois te révéler un secret?; il te faudra énormément de courage pour m’écouter. J’aurais tellement voulu passer ma vie avec toi.
J’ai eu une enfance malheureuse?; ma conception fut déjà un accident. Sur le plan matériel, je n’ai manqué de rien. Par contre… côté affectif, ce fut une catastrophe. J’étais traitée tel un chien?; j’ai connu les insultes, les frustrations, le manque d’amour. Aux yeux de mon père, mon frère aîné était un Dieu?; il a d’ailleurs suivi de brillantes études. Aujourd’hui, il possède une bonne place dans une boîte de Chamonix. Lui n’était pas méchant avec moi?; néanmoins, lorsque mes parents me brutalisaient, il n’a jamais levé le petit doigt pour tenter de s’interposer. Mon « père », ingénieur dans une usine métallurgique rentrait le soir souvent « bourré »?; quant à ma mère, elle était dépressive depuis son mariage. Avec un tel con de mari, cela ne pouvait pas être autrement. À force de « biberonner », mon « père » fit les frais d’un licenciement. Pour moi, ce fut l’enfer?!
Un soir, il est rentré avec un ami?; tous deux étaient très éméchés. Le collègue de mon père a sorti son sexe et m’obligea de lui faire une fellation… cela, sous les yeux de ma mère?; elle n’a pas bougé une oreille. Ce connard n’a pas éjaculé dans ma bouche, mais sur ma robe. J’avais douze ans. Le lendemain, je suis allé conter cette histoire au médecin?; il a aussitôt envoyé une assistante sociale chez moi pour tenter de savoir si je fabulais. En fait, ma mère a corroboré mes dires?; je fus retirée de la maison familiale et mise à la DDASS. Je me suis retrouvée dans une famille d’accueil?; j’étais vachement bien. Ces gens étaient super. Quelques années auparavant, ils avaient perdu une petite fille lors d’une avalanche au plateau d’Assy. En fait, ils m’aimèrent comme leur propre fille. Ce couple avait de la « braise », je ne manquais de rien. Malgré tout, je n’arrivais pas à oublier l’affront causé par mon géniteur?; en silence, j’essayais de trouver un moyen de me venger et faire payer à ce salaud sa conduite plus qu’inconvenante. Si mon caractère vindicatif s’affirmait?; la mort de mon père vint calmer mon ardeur. Ce con s’était pendu à une poutre de la grange… sans doute la seule action positive de sa vie de merde. Je n’étais qu’à moitié satisfaite. Ma mère avait fait faire une belle pierre tombale en marbre blanc. J’avais un peu plus de dix-sept ans?; je me suis « cassée » de chez mes parents adoptifs et suis allée acheter une boîte de peinture rouge. Dans la nuit, je me rendis au cimetière?; là, j’ai vidé la boîte sur le marbre. Ensuite, avec une rose, j’ai écrit. « Mort aux salopes ». Les jours suivants, j’errai en prenant soin de ne pas me faire prendre. Un beau matin, les « keufs » m’arrêtèrent. Pour la profanation de la tombe, ma mère n’avait pas porté plainte. Néanmoins, le marbre dut être refait. J’écopais de quelques mois de « cabane » pour les diverses conneries commises çà et là. L’auteur des faits fut poursuivi pour attentat aux mœurs sur mineure de moins de quinze ans?; ce « bâtard » fut condamné à sept années de placard. Il a payé sa dette à la société, la mienne court toujours. Si je le retrouve un jour, je le « flinguerai »?!
Voilà de quoi est capable la femme de ta vie. Je n’ai jamais pu faire de fellation à un homme.
— Pourquoi as-tu accepté avec moi??
— Au début de notre relation, tu m’as dit. « Je n’éjacule jamais dans la bouche d’une femme?! Ces lèvres furent créées pour des choses plus nobles. » À partir de là, j’ai pu franchir le pas?!
Tu sais tout de moi?! Peu de gens peuvent se targuer d’en connaître autant. Si tu ne souhaites pas me revoir, je comprendrais. Je peux te l’avouer, ton absence sera très difficile à vivre.